Ennahdha, qui dirige le nouveau gouvernement et le domine
grâce aux portefeuilles régaliens qui lui reviennent, va devoir sortir
rapidement du flou, des généralités dans le discours et des déclarations d’intentions
pour préciser ses orientations en matière de politique internationale, sociale et économique.
Une diplomatie d’« affaires »
Sur la scène internationale, Ennahdha semble avoir une
priorité : séduire les monarchies arabes, le Qatar, les E.A.U. et l’Arabie
Saoudite, pour obtenir leur soutien économique dans une transition marquée par
une crise économique et sociale sévères. Fortes de leur rente pétrolière, ces monarchies
comptent bien peser de leurs richesses sur le destin du pays qui été à l’origine
des soulèvements en cours à travers le monde arabe, et qui menacent de fait
leurs propres régimes par effet de contagion. Soutenir le parti islamiste au
pouvoir, vecteur fort d’un islam sunnite, va aussi naturellement dans le sens
de leurs propres intérêts géopolitiques. Les bonnes relations économiques étant
étroitement liés aux bonnes relations politiques, ils ont de leur côté tout
intérêt à se montrer généreux et à faire d’Ennahdha un allié privilégié.
Du côté tunisien, l’opération de séduction n’a pas tardé à démarrer. A peine
le gouvernement Jebali formé, ses premières mesures en disent long sur ses
priorités : suppression de l’obligation de Visa pour les ressortissants de
ces pays, l’évocation du nom de l’Emir du Qatar comme invité à la première fête
nationale de la révolution, l’annonce de la création d’une télé islamique dirigée
par le nouveau ministre des affaires religieuses tunisien, réputé proche et
adepte de l’orthodoxie saoudienne, etc. Ennahdha multiplie les signaux, plus ou
moins habiles, envers ses nouveaux alliés, espérant avoir en retour leurs
investissements et l’offre de contrats de travail à un vivier
de chômeurs tunisiens qui ne cesse de s‘élargir. En nommant un ex-directeur d’Aljazira
aux affaires étrangères, Ennahdha compte bien sur ce genre de passerelles pour
bâtir des liens plus solides avec ses nouveaux alliés.
Mais c’est probablement
avec l’Arabie Saoudite qu’elle aura le plus de fil à retordre. Coincée entre une
opinion publique nationale hostile à l’idée de céder à l’intention du Royaume
Saoudien de ne pas délivrer le président déchu, et la nécessité de ménager les susceptibilités des autorités saoudiennes, Ennahdha semble chercher sa voix et
multiplie les déclarations contradictoires à ce sujet. Avec le temps, les
responsables du parti apprendront bien à arbitrer entre la pression sociale et les
exigences, pour ne pas dire l’ingérence, de leurs donateurs.
Pour autant, Ennahdha ne souhaite pas s’éloigner des anciens
alliés de la Tunisie, ni mettre tous ses œufs dans le même panier. L’Europe, et
la France au premier rang, demeurent des partenaires privilégiés, qu’Ennahdha s’est
empressé de rassurer pour qu’ils maintiennent leurs investissements et qu’ils
avancent dans les négociations pour le statut de « partenaire avancé »
avec l’U.E. Il s’agit là moins d’une rupture que d’une recomposition des partenariats
économiques et d’un déplacement du centre de gravité de la politique étrangère
de la Tunisie envers le Moyen-Orient, là où les fonds abondent malgré la crise
économique internationale. La Turquie semble aussi être une autre cible pour Ennahdha. D’abord pour son mode de gouvernance érigé comme modèle par le parti islamiste tunisien, et probablement aussi pour son potentiel d’investissement au vu des performances économiques du pays. Quant aux Etats-Unis, dont le
président s’est empressé de féliciter le nouveau gouvernement de Jebali, ils
ont tout intérêt à soutenir un parti dont la vision économique libérale répond aux standards américains, et dont le poids dans la transition démocratique du
pays et de la région en fait un interlocuteur de premier choix.
La question sociale : réforme des âmes plutôt que réforme
politique ?
Sur la question sociale, M. Jebali n’annonce pas, dans son discours de politique générale, de changements profonds, hormis le renforcement
de l’assistance sociale pour les catégories les plus démunies et l’encouragement
de quelques alternatives comme la finance islamique et l’économie solidaire. N’y
voyez pas un virage à gauche d'un parti islamiste qui se dit centriste, mais plutôt un attachement à des valeurs de
solidarité et d’entraide compatibles avec le référentiel spirituel du parti. Ennahdha
semble avoir délégué la mission sociale du gouvernement au parti Ettakatol, le
plus à gauche des membres de la Troïka gouvernementale, en lui confiant le
ministère compétent, tout en prenant ses distances avec les mouvements sociaux
qui agitent le pays depuis des années, bien avant l'arrivée du parti sur la scène politique, comme le mouvement du bassin minier.
Pour
lutter contre la pauvreté, améliorer le pouvoir d’achat et les conditions
sociales, le chef du gouvernement propose avant tout la prise en charge nationale.
L’option sécuritaire n’est pas non plus écartée. Pourtant, il n’échappe désormais
à personne que la crise sociale qui touche les populations du bassin minier, et
d’autres comme elles, prend ses racines dans les déséquilibres du modèle de
développement et de redistribution des richesses nationales, ce qui appelle à des
réformes urgentes.
M. Jebali voit l’urgence ailleurs : dans le besoin d’un
« nouveau système de valeurs pour notre société » pour pallier
à la « profonde et inquiétante détérioration des mœurs et la baisse
flagrante des valeurs » dans la société tunisienne. La lutte contre la
corruption et les malversations sont aussi pointées comme des priorités. M. Jebali
place habilement le curseur de l’urgence dans le sens de la morale, un terrain
qui lui est beaucoup plus favorable que la question sociale. Un sujet, aussi, qui
est lié à une vision particulière du rôle fondamental des valeurs dans le
développement, comme le rappelle ce point du programme électoral d’Ennahdha :
« Revivifier
le modèle de développement humain en puisant dans les valeurs authentiques de
l’héritage culturel et civilisationnel de la société tunisienne et de son
identité arabo musulmane. Ces valeurs qui prônent l’effort et l’excellence dans
l’accomplissement du travail ; qui valorisent la créativité et l’esprit
d’initiative ; qui récompensent les créateurs et favorisent l’entraide et la
solidarité sociale »
Cela traduit la vision d’une société solidaire par
responsabilité morale plutôt que par devoir citoyen. Une vision respectable,
bien qu’idéaliste et inefficace face aux problèmes actuels de chômage, de
pouvoir d’achat, d’accès aux soins, etc. pour lesquels il faudrait plutôt de l’action
politique qui répond aux attentes des populations.