27 février 2011

Tunisie : demission du premier ministre


Une nouvelle fois, la rue tunisienne s'est imposée en chassant le premier ministre Ghannouchi de son poste. Après une semaine de sit-in et de manifestations massives pour demander son départ, il semble que les violences des dernières 48 heures ont fini par achever le chef du gouvernement, qui a conclu sa conférence de presse en affirmant, en français : "je ne suis pas l'homme de la répression, et je ne le serai jamais", faisant référence aux violences policières ayant causé 5 morts et des dizaines de blessés lors des affrontements du Week-End.

Ghannouchi a tenu à défendre son bilan, dit agir pour le bien de la Nation en démissionnant, pas pour fuir ses responsabilités. Il a réaffirmé son respect pour le choix de la rue, et a appelé la majorité silencieuse à faire entendre sa voix pour défendre sa révolution du danger que représentent les "minorités qui veulent imposer leurs choix aux autres" et les "forces contre-révolutionnaires qui complotent".

Ce qui correspond à une étape importante dans l'évolution de la situation de la Tunisie post-ZABA provoque aussi des réactions contradictoires. Il y a un sentiment de soulagement de voir l'un des derniers maillons de l'ancien régime sauter, marquant de façon plus nette la rupture avec la dictature. Mais un sentiment de doute et d'inquiétude sur la suite des évènements oblige les tunisiens à de la retenue. Dans le même temps, les interrogations s'accumulent et restent sans réponses claires : Qui pour remplacer Ghannouchi? Qui est derrière les casseurs et les pilleurs de Tunis? Qui finance des groupes à Kasserine pour attaquer administrations et biens publics? Comment expliquer ce sentiment d'insécurité latent et comment lutter contre les violences persistantes?

Le départ de Ghannouchi marque une étape importante mais ne va pas pour autant rétablir la confiance, ni faciliter la transition. Car ce qui est interpellant, ce sont les violences qui viennent à chaque fois gâcher des manifestations pacifiques et légitimes au départ. C'était le cas pour les deux sit-in de la place El Kasbah, les deux plus importantes manifestations citoyennes de l'après Ben Ali. Des violences qui sonnent comme des provocations et des tentatives de faire échouer l'appropriation par la population de son droit de manifester et l'apprentissage même de la démocratie dans ce pays. Ghannouchi était finalement une cible
visible et facile à atteindre. Ceux qui œuvrent dans l'ombre sont plus difficiles à identifier et à neutraliser.

A l'instant où j'achève ce texte, le président Mbazaa vient de nommer Béji Caïd Essebsi comme nouveau premier ministre...


Credit: European Pressphoto Agency

19 février 2011

Tunisie : montée de l'islamisme et inquiétudes


On assiste en Tunisie à une montée du militantisme islamiste, une situation que le pays n'avait pas connu depuis début des années 90 . Avec deux tendances qui émergent : une frange radicale et surtout présente sur le terrain et une autre qui se veut modérée et qui est plutôt visible dans les médias.


La semaine a été marquée par une série d'évènements marquants : sans parler de l'activisme de certains groupes dans les mosquées et dans les universités à travers le pays, une manifestation a eu lieu devant une synagogue de Tunis en présence de sympathisants de Hizb Ettahrir, un parti qui appelle à transformer la Tunisie en califat islamique; 3 "maisons closes" fermées à Sousse, Kairouan et Beja et celle de Tunis ciblée par "des groupes d'islamistes"; des bars et des restaurants servant de l'alcool ont aussi été empêchés d'activité. Certains pensent que des caciques de l'ancien régime peuvent se cacher derrière ces tentatives de déstabilisation.
Tous ces évènements inquiètent en tous cas une partie de la société tunisienne qui appelle à manifester aujourd'hui à Tunis contre l'extrémisme religieux et pour la sauvegarde des libertés.

Nous assistons en parallèle à une campagne de communication vigoureuse de la part du chef d'Ennahdha Rached Ghanouchi, qui ne manque pas une occasion pour promouvoir un islam de juste milieu et offrir à qui veut bien l'entendre
des gages de bonne conduite. Son discours, bien que souvent ambigu, se veut volontairement plus consensuel que celui de Hizb Ettahrir : Ghannouchi plaide pour "l'enracinement des principes démocratiques dans la culture islamique", à la manière Turque ou marocaine. Son objectif : séduire le maximum de voix conservatrices, affirmer le caractère pacifiste de son parti et garantir sa place dans le jeu politique en acceptant les règles du jeu démocratique. Pour mieux se dissocier des franges radicales, le parti d'Ennahdha vient d'ailleurs de condamner le meurtre du prêtre polonais en appelant les tunisiens à ne pas mettre "tous les islamistes dans le même rang".

Même si la tentation est forte de considérer les militants islamistes comme un bloc monolithique et homogène, on peut constater qu'il y a aujourd'hui plusieurs tendances au sein de ce groupe. Le virage centriste du discours de Ghanouchi n'est d'ailleurs pas récent, il date au moins de 2007 quand il s'est clairement positionné pour le compromis avec le régime de Ben Ali en plaidant pour un "Makhzen" à la tunisienne avec un président, Ben Ali en l'occurrence, maintenu à vie et un parlement élu démocratiquement, à condition que le parti Ennahdha y trouve sa place. C'était lors du 8 ème congrès d'Ennahdha, où il a été réélu à "seulement" 60% des voix par les adhérents de son parti, ce qui laisse penser que ce positionnement lui a valu la désaffection de la frange la plus extrémiste des cadres, adhérents et sympathisants d'Ennahdha. A l'époque, même les partis d'opposition qui appelaient à la résistance démocratique avec la participation d'Ennahdha, se sont inquiété de cette main tendue à la dictature et de cette prise de distance avec les principes de l'opposition démocratique frontale et sans compromis auxquels il adhérait jusque là! Cette tentative de normalisation est aussi un exemple parlant du "double langage" souvent attribué à Ghannouchi par ses détracteurs.

Le parti Ennahdha et son fondateur se trouveraient aujourd'hui en concurrence avec d'autres groupes plus proches du salafisme (les
évènements de Soliman nous ont récemment rappelé leur existence), une situation qui peut à la fois les servir et leur nuire. En condamnant les manifestations violentes de cette semaine, Ghannouchi donne à son parti un vernis pacifiste et modéré qui est de nature à rassurer l'opinion et à lui bénéficier sur le plan politique. Mais tant que Ghanouchi et son parti ne définissent pas clairement la place qu'ils souhaitent attribuer à la religion dans le système politique qu'ils pronnent, tant qu'ils n'ont pas renouvelé leur pensée politique et qu'ils refusent toujours d'être transparents sur les frontières réelles de leur pensée, ils ne pourront pas lever les doutes légitimes et qui subsistent toujours sur leurs intentions et sur le caractère pacifiste et démocratique de leur parti.

Entre une véritable montée de l'islamisme et une probable manipulation de la part des nostalgiques de l'ancien régime qui veulent brandir le danger de l'intégrisme pour saper la transition démocratique, la situation reste encore confuse en Tunisie et il est trop tôt pour se prononcer. Il est normal que dans un contexte de liberté retrouvée, le militantisme islamique soit plus visible et se fasse entendre dans toutes ses tendances. C'est le jeu de la démocratie. Ce qui n'est pas acceptable, c'est que des minorités veuillent à tout prix imposer leur vision et leur conception de la vie en commun à une majorité silencieuse et plutôt inquiète pour ses acquis. Et encore moins par le recours à la violence et à l'atteinte aux libertés.

Crédit Photo


Mise à jour au 21.02 : "Dans un communiqué, le ministère de l'Intérieur annonce que «la brigade criminelle a découvert celui qui a commis le meurtre du prêtre polonais», ajoutant qu'il s'agit de Chokri Ben Mustapha Bel-Sadek El-Mestiri, de nationalité tunisienne, né le 16 juin 1967, un menuisier» qui travaillait dans la même école que le pasteur assassiné."

09 février 2011

Tunisie : les defis de la transition



Plus que jamais, la phase de transition que traverse actuellement la Tunisie est décisive pour l’avenir proche et à long terme du pays, et de sa région par extension. L’année 2011 nous dira si la Tunisie aura réussi à consolider les bases d’un nouveau modèle, un modèle qui éviterait aux tunisiens de devoir choisir entre le « bâton » et le « croissant » , qui représentent à ce jour les seuls modes de gouvernance connus dans le monde arabe.

Les informations, les évènements et les décisions du gouvernement actuel, qui ne cessent de s’enchainer à une vitesse phénoménale, rendent difficile toute tentative de prise de recul et d’analyse objective de l’évolution de la situation. Les maladresses et le manque de communication sur certains sujets de la part des intérimaires du gouvernement donnent l’impression qu’ils sont davantage dans l’improvisation que dans le contrôle de la situation. Ceci n’aide pas les tunisiens à avoir plus de visibilité, et créé ainsi une situation de confusion anxiogène.

Les médias et les journalistes, quant à eux, ne représentent toujours pas une source d’informations fiable aux yeux de la majorité, non seulement pour la qualité de leurs prestations qui reste en dessous des attentes, mais également pour la réputation de médias affiliés à l’ancien régime qu'on leur connaît, ou du moins pour leur manque d’indépendance et d’objectivité.

La transition est d’autant plus rude pour la Tunisie que les défis auxquels elle doit faire face durant cette phase sont nombreux, difficiles à relever, mais pas insurmentables.
Réussir la transition démocratique dépendra d’abord de la capacité des nouveaux gouvernants à gérer l’impatience de la rue et à canaliser les manifestations d’un grand nombre de citoyens qui, même s’ils ont des aspirations légitimes dans la majorité des cas, ne peuvent trouver satisfaction immédiate à leurs revendications matérielles, de vengeance, de justice et de réparations de toutes sortes. L’actuel gouvernement n’y arrivera certainement pas seul, et sa capacité à relever ce défi dépendra de son aptitude à travailler en bonne intelligence avec la société civile qui a un véritable rôle d’écoute et d’accompagnement à jouer, le temps que les commissions d’enquête et que la justice jouent leurs rôles respectifs. Il est fort probable que ces phénomènes de surenchère et de déchainement des passions se prolonge dans le temps si les populations ne reçoivent pas de réponses rapides et de nature à les faire patienter.

Le deuxième défi se rapporte à la crise de confiance et de légitimité que rencontre actuellement ce gouvernement de transition, le même qui est sensé entamer le processus de démocratisation du pays par l’organisation d’élections dans les prochains mois. La rue tunisienne a montré à plusieurs reprises, notamment lors de la constitution de la première équipe gouvernementale et de la nomination des nouveaux gouverneurs, qu’elle s'oppose fermement à toute forme de continuité avec l’ancien régime. Pris entre deux impératifs, celui de répondre aux expressions de mécontentement et de relancer la machine étatique pour faire avancer le pays et atteindre son objectif, le gouvernement de transition semble privilégier une approche pragmatique en assumant des décisions qui déplaisent, et qui parfois sont prises un peu trop rapidement pour faire avancer les choses, tout en donnant des gages de confiance par des actions fortes mais qui restent symboliques si elle ne sont pas concrétisées, comme la promesse de dissoudre le RCD ou la ratification de conventions internationales importantes sur le volet des droits de l’homme.


Le troisième défi concerne moins le gouvernement de transition que les (centaines de ?) milliers de personnes qui profitaient d’une façon ou d’une autre de l’ancien régime et qui, du jour au lendemain, se sont retrouvées privées de leur position sociale, de leurs privilèges ou de leur situation de rente. Cette catégorie de personnes, composée de cadres du RCD, de cadres administratifs, d’hommes d’affaires, d’avocats, de juges, de médecins, de cadres associatifs, etc. se tait et fait profil bas pour le moment préférant observer le déroulement des évènements. Ces personnes n’ont à priori rien à gagner d’un changement radical du système politique en Tunisie. La question est de savoir comment vont-ils réagir avec le temps et l’évolution de la situation du pays : vont-ils finir par se «normaliser» ou peuvent-ils resurgir à un moment de crise ou d’instabilité traversé par le pays pour tenter de retrouver leurs avantages perdus? Seul l’avenir nous le dira…