29 janvier 2012

Tunisie : les difficultés du gouvernement Jebali




Évoquant la situation délicate que traverse le pays sur les plans économique social et sécuritaire, le premier ministre tunisien, interviewé par une journaliste à Davos, avoue sa difficulté à gouverner le pays dans les conditions actuelles. Le jour même, l’appel de l’opposition pour une marche des libertés dans la capitale a drainé une foule dense de milliers de personnes, un nombre de manifestants probablement supérieur aux attentes des organisateurs,  reflétant l'état de mécontentement et la crise de confiance actuelle qui touche le gouvernement Jebali pour des raisons diverses et variées.  

Avec la crise économique internationale, d'autres conditions étaient réunies pour que la situation se corse rapidement après les élections. La forte mobilisation des populations pendant la campagne électorale à  coups de promesses irréalistes et irréalisables s'est vite retournée contre le gouvernement une fois constitué. L‘effet inflationniste des promesses électorales a exacerbé les attentes; la déception post-électorale et la colère qui est montée partout dans le pays en sont la conséquence directe. Une colère restée intacte un an après la révolution. Le temps mis pour négocier les modalités et les conditions de partage du pouvoir, et pour constituer un gouvernement qui se révèle finalement peu expérimenté et opérationnel, n’a fait qu'augmenter l'insatisfaction. Le mois de janvier a ainsi été marqué par la recrudescence des contestations sociales et politiques partout dans le pays. Le nombre élevé de grèves, de manifestations, de tentatives d’immolations et de routes coupées paralyse partiellement l’activité économique depuis le début de l’année. 

Ne sachant dans l'immédiat que répondre aux revendications, le gouvernement ne trouve pas mieux, pour gagner du temps, que de crier au complot, et dénoncer la responsabilité d’une gauche "minoritaire" et "contre-révolutionnaire", qu’il convient aujourd’hui de désigner par la « gauche zéro », en référence aux faibles scores électoraux qu’elle a obtenus. Autre complot que le gouvernement ne cesse de dénoncer : le parti-pris d’une grande majorité des médias et journaux qui, par leur critique obsessionnelle et peu objective du gouvernement, sont accusés de rouler pour l’ancien régime et d’agir à l’encontre de la « volonté du peuple ». Sans parler de l’UGTT, accusée de rouler pour la gauche zéro, ou du gouvernement sortant accusé d’avoir pourri la situation avant de partir…  
Certes, tout le monde ne veut pas que du bien pour Ennahdha et ses alliés. Mais de là à crier au complot généralisé, le pas est vite franchi par un gouvernement qui se complaît dans la victimisation, en attendant de trouver de vraies solutions..

Faute de pouvoir susciter l’adhésion autour d’un vrai projet de relance et de réforme qui soit clair et affiché, le gouvernement cherchera pendant ce temps à exister sur la scène internationale. Non sans agacer, là encore. Réception en grandes pompes du leader du Hamas accueilli avec ferveur et … quelques slogans anti-juifs ; tapis rouge pour une brochette de dictateurs venus fêter l’an I d’une révolution qui a chassé pas mal de leurs voisins dans le monde arabe et qui les menacent encore, etc. La stratégie qui consiste à repositionner la Tunisie sur le plan géopolitique en favorisant ses riches alliés arabo-musulmans laisse sceptique. Comment accorder confiance sans mot dire à ces monarques autoritaires qui refusent de coopérer et de renvoyer Ben Ali, sa famille et leurs avoirs, qu'ils protègent chez eux?  Là encore, la position du gouvernement n'a jamais été tout à fait claire, ni ferme.  

Les liens se tendent aussi avec la société civile sur la question des libertés et sur le débat identitaire, qu' Ennahdha et ses alliés ont cru bon de poursuivre après les élections. Le gouvernement est perçu d’un côté comme trop laxiste face aux comportements bruyants et agressifs d’une minorité salafiste; et de l’autre côté comme trop autoritaire avec des médias et des critiques qui,  il est vrai, se montrent souvent partiaux et parfois malhonnêtes dans leur traitement de l’information. Les positions se radicalisent de part et d’autres, les uns dénonçant une quasi « nouvelle dictature islamiste », quand les autres accusent leurs opposants d’être « des mécréants » et des contre-révolutionnaires. Cet attitude partagée de rejet de l’autre partie s’accompagne parfois d’une intention de nuire, latente ou affichée, comme en témoignent l’affaire de la vidéo du ministre de l’intérieur ou la violence des propos tenus par Chourou envers les manifestants. Comme à chaque fois, la réponse du gouvernement a été soit molle, soit tardive...

Le gouvernement Jebali va-t-il persévérer dans sa politique de l’accommodement, en agissant au gré de la pression de la rue, au risque d’être perçu comme refusant d'assumer des décisions difficiles, comme celle de se désolidariser nettement de la tendance salafiste? 

Et quel meilleur moyen pour asseoir sa légitimité et faire taire les critiques que de prouver par les actes, plutôt que par les discours partisans et populistes, que ce gouvernement mérite la confiance de tous les tunisiens, et pas uniquement celle de ses partisans?


Enfin, quelle sera la position du gouvernement face au rassemblement récent et au retour en force des néo-destouriens, un an après la dissolution du RCD? Va-t-on de nouveau crier au complot contre-révolutionnaire ou va-t-on plutôt travailler à créer une vraie alternative à ce qui reste d'un courant politique qui a déjà servi deux dictatures? 


La balle est maintenant dans le camp de Jebali et de son gouvernement de la Troîka. A eux de se rattraper et de nous convaincre qu'ils sont meilleurs que l'opposition de gauche et que les destouriens, comme ils le prétendent. Pour y arriver, ils gagneront certainement à unir les tunisiens, toutes tendances confondues, autour d'un vrai projet qui rassemble, plutôt qu'à les diviser. 






10 janvier 2012

La société civile dans la Tunisie post-révolutionnaire



“Liberté” - Medina de Tunis, eté 2011
Crédit Photo : Fouad Hamdan



En l’absence de réelle alternative politique au régime policier de Ben Ali, beaucoup ont longtemps misé sur la société civile et sur sa capacité à former un contrepouvoir à l’autoritarisme de l’Etat. On attendait alors beaucoup des rares acteurs de la société civile tunisienne tolérés par le régime de Ben Ali pour peser sur le gouvernement et réguler son pouvoir devenu avec le temps de plus en plus autoritaire, inégalitaire et liberticide.


Mais l’histoire nous a démontré les limites de la société civile tunisienne comme moyen de démocratisation sous Ben Ali. Sans liberté d’association, et de débat politique ouvert, la société civile restait marginale.


Puis, la révolution populaire de Décembre 2010 qui a conduit au départ de Ben Ali le 14 Janvier 2011 a extirpé, en quelques semaines, la société civile de sa torpeur de 23 ans.


Pendant le soulèvement qui s’est propagé à travers le pays, de nombreux militants, des syndicats et des associations ont soutenu les grévistes en relayant leur colère. Le rôle sur le terrain de certains militants a été fondamental pour fédérer les foules et parfois même, les protéger de la répression policière. La pression exercée par les avocats et par les syndicats d’enseignants tout au long du soulèvement a précipité la chute du régime.


Un an plus tard, nous avons vu naître un nombre d’associations et d’actions civiles, toutes imaginées dans la fougue révolutionnaire de ceux qui souhaitaient s’engager et profiter de la liberté retrouvée. Le bus citoyen fait probablement partie des actions les plus emblématiques qui ont marqué ce printemps associatif. La société civile tunisienne semble enfin renaître.


Son rôle, aujourd’hui et demain, est primordial pour la réussite de la transition démocratique et pour le développement du pays. Il est surtout de peser dans le débat politique et sur les réformes que le nouveau gouvernement est prié de mettre en oeuvre. Les tunisiens ont plus que jamais besoin d’une société civile forte qui puisse porter leurs voix et leurs revendications. Une société civile qui ne se limite pas qu’au soutien social et humanitaire sur le terrain, mais qui accomplit également son rôle de contre-pouvoir en participant au débat public et politique et en plaidant pour les causes qu’elles défendent. Une manière de donner du sens et de la légitimité à cette vigilance citoyenne qui ne cesse de surprendre les politiques, et de remporter des victoires (Kasbah, Bardo).


Une des leçons principales tirées des élections du 23 Octobre est l’échec de l’Etat et des nouveaux acteurs politiques dans la Tunisie continentale, y compris la Troïka actuellement au pouvoir. La société civile doit soutenir avant tout ces régions im-populaires et sous-développées, là où il y a tant à faire sur le plan social et économique. L’Etat doit soutenir ces actions qui, en agissant localement, pourraient venir combler son absence. Et la société civile doit s’y investir dès maintenant, car le nouvel exécutif mettra encore du temps pour réformer en profondeur le système de distribution des richesses en faveur de cette « autre Tunisie », s’il y arrive un jour.


Article paru dans le premier numéro du bimestriel de l'association Cahiers de la Liberté téléchargeable ici