28 décembre 2011

Tunisie : Ennahdha affine son positionnement




Ennahdha, qui dirige le nouveau gouvernement et le domine grâce aux portefeuilles régaliens qui lui reviennent, va devoir sortir rapidement du flou, des généralités dans le discours et des déclarations d’intentions pour préciser ses orientations en matière de politique internationale, sociale et économique. 


Une diplomatie d’« affaires »

Sur la scène internationale, Ennahdha semble avoir une priorité : séduire les monarchies arabes, le Qatar, les E.A.U. et l’Arabie Saoudite, pour obtenir leur soutien économique dans une transition marquée par une crise économique et sociale sévères. Fortes de leur rente pétrolière, ces monarchies comptent bien peser de leurs richesses sur le destin du pays qui été à l’origine des soulèvements en cours à travers le monde arabe, et qui menacent de fait leurs propres régimes par effet de contagion. Soutenir le parti islamiste au pouvoir, vecteur fort d’un islam sunnite, va aussi naturellement dans le sens de leurs propres intérêts géopolitiques. Les bonnes relations économiques étant étroitement liés aux bonnes relations politiques, ils ont de leur côté tout intérêt à se montrer généreux et à faire d’Ennahdha un allié privilégié.  

Du côté tunisien, l’opération de séduction n’a pas tardé à démarrer. A peine le gouvernement Jebali formé, ses premières mesures en disent long sur ses priorités : suppression de l’obligation de Visa pour les ressortissants de ces pays, l’évocation du nom de l’Emir du Qatar comme invité à la première fête nationale de la révolution, l’annonce de la création d’une télé islamique dirigée par le nouveau ministre des affaires religieuses tunisien, réputé proche et adepte de l’orthodoxie saoudienne, etc. Ennahdha multiplie les signaux, plus ou moins habiles, envers ses nouveaux alliés, espérant avoir en retour leurs investissements et l’offre de contrats de travail à un vivier de chômeurs tunisiens qui ne cesse de s‘élargir. En nommant un ex-directeur d’Aljazira aux affaires étrangères, Ennahdha compte bien sur ce genre de passerelles pour bâtir des liens plus solides avec ses nouveaux alliés. 

Mais c’est probablement avec l’Arabie Saoudite qu’elle aura le plus de fil à retordre. Coincée entre une opinion publique nationale hostile à l’idée de céder à l’intention du Royaume Saoudien de ne pas délivrer le président déchu, et la nécessité de ménager les susceptibilités des autorités saoudiennes, Ennahdha semble chercher sa voix et multiplie les déclarations contradictoires à ce sujet. Avec le temps, les responsables du parti apprendront bien à arbitrer entre la pression sociale et les exigences, pour ne pas dire l’ingérence, de leurs donateurs.

Pour autant, Ennahdha ne souhaite pas s’éloigner des anciens alliés de la Tunisie, ni mettre tous ses œufs dans le même panier. L’Europe, et la France au premier rang, demeurent des partenaires privilégiés, qu’Ennahdha s’est empressé de rassurer pour qu’ils maintiennent leurs investissements et qu’ils avancent dans les négociations pour le statut de « partenaire avancé » avec l’U.E. Il s’agit là moins d’une rupture que d’une recomposition des partenariats économiques et d’un déplacement du centre de gravité de la politique étrangère de la Tunisie envers le Moyen-Orient, là où les fonds abondent malgré la crise économique internationale. La Turquie semble aussi être une autre cible pour Ennahdha. D’abord pour son mode de gouvernance érigé comme modèle par le parti islamiste tunisien, et probablement aussi pour son potentiel d’investissement au vu des performances économiques du pays. Quant aux Etats-Unis, dont le président s’est empressé de féliciter le nouveau gouvernement de Jebali, ils ont tout intérêt à soutenir un parti dont la vision économique libérale répond aux standards américains, et dont le poids dans la transition démocratique du pays et de la région en fait un interlocuteur de premier choix.


La question sociale : réforme des âmes plutôt que réforme politique ?  

Sur la question sociale, M. Jebali n’annonce pas, dans son discours de politique générale, de changements profonds, hormis le renforcement de l’assistance sociale pour les catégories les plus démunies et l’encouragement de quelques alternatives comme la finance islamique et l’économie solidaire. N’y voyez pas un virage à gauche d'un parti islamiste qui se dit centriste, mais plutôt un attachement à des valeurs de solidarité et d’entraide compatibles avec le référentiel spirituel du parti. Ennahdha semble avoir délégué la mission sociale du gouvernement au parti Ettakatol, le plus à gauche des membres de la Troïka gouvernementale, en lui confiant le ministère compétent, tout en prenant ses distances avec les mouvements sociaux qui agitent le pays depuis des années, bien avant l'arrivée du parti sur la scène politique, comme le mouvement du bassin minier

Pour lutter contre la pauvreté, améliorer le pouvoir d’achat et les conditions sociales, le chef du gouvernement  propose avant tout la prise en charge nationale. L’option sécuritaire n’est pas non plus écartée. Pourtant, il n’échappe désormais à personne que la crise sociale qui touche les populations du bassin minier, et d’autres comme elles, prend ses racines dans les déséquilibres du modèle de développement et de redistribution des richesses nationales, ce qui appelle à des réformes urgentes. 

M. Jebali voit l’urgence ailleurs : dans le besoin d’un « nouveau système de valeurs pour notre société » pour pallier à la « profonde et inquiétante détérioration des mœurs et la baisse flagrante des valeurs » dans la société tunisienne. La lutte contre la corruption et les malversations sont aussi pointées comme des priorités. M. Jebali place habilement le curseur de l’urgence dans le sens de la morale, un terrain qui lui est beaucoup plus favorable que la question sociale. Un sujet, aussi, qui est lié à une vision particulière du rôle fondamental des valeurs dans le développement, comme le rappelle ce point du programme électoral d’Ennahdha :

 « Revivifier le modèle de développement humain en puisant dans les valeurs authentiques de l’héritage culturel et civilisationnel de la société tunisienne et de son identité arabo musulmane. Ces valeurs qui prônent l’effort et l’excellence dans l’accomplissement du travail ; qui valorisent la créativité et l’esprit d’initiative ; qui récompensent les créateurs et favorisent l’entraide et la solidarité sociale »

Cela traduit la vision d’une société solidaire par responsabilité morale plutôt que par devoir citoyen. Une vision respectable, bien qu’idéaliste et inefficace face aux problèmes actuels de chômage, de pouvoir d’achat, d’accès aux soins, etc. pour lesquels il faudrait plutôt de l’action politique qui répond aux attentes des populations. 

24 décembre 2011

Tunisie : premiers pas trébuchants d'un nouveau gouvernement


                                                    Hamadi Jebali, chef du gouvernement

Malgré le vote de confiance de l’assemblée constituante obtenu hier soir, le gouvernement Jebali, à peine formé, est accueilli avec les critiques de l’opposition et les suspicions de la société civile.

Beaucoup pointent l’inexpérience des membres de la nouvelle équipe gouvernementale, composée essentiellement d’anciens militants et prisonniers politiques, ainsi que le mode de distribution des portefeuilles ministériels, qui repose davantage sur un système de prime à l’opposition au régime de Ben Ali que sur des critères de compétences.

Le résultat final s’en ressent fortement : nous voila avec une équipe pléthorique dont la finalité était manifestement de récompenser les sacrifices consentis par les grandes figures des partis de la Troïka plutôt que de répondre aux défis d’une transition qui se corse avec la crise économique. Nos politiques se sont montrés aussi impatients que leurs concitoyens pour récolter le fruit, pourtant encore peu mûr, de la révolution. Et les grands opposants de Ben Ali se sont rués vers les postes et les titres, négligeant au passage leurs propres formations politiques.

Les deux mois de batailles partisanes et de tractations serrées qui ont précédé la formation du gouvernement causent pas mal de dégâts dans les partis qui ont accepté de faire partie du gouvernement, le CPR et Ettakatol en premier, avec des démissions et des dissidences fortes en leur sein.  Les partis de la Troïka, désormais privés de leurs dirigeants historiques, se retrouvent extrêmement fragilisés après ces premières élections. Ils sont aujourd’hui obligés de faire leur mutation, pour se transformer de clubs politiques qui tournent autour de la personne du grand dirigeant vers de véritables formations bâties sur la base d’un projet clair, à même de rapprocher la base militante de ses instances gouvernantes plutôt que de les séparer, comme nous pouvons le constater aujourd'hui. 
   
La formation du gouvernement révèle surtout les difficultés que rencontre cette coalition hétérogène qui va des socialistes aux islamistes en passant par la gauche nationale. Son Chef, M. Jebali, a de fait été incapable de proposer des actions concrètes et un programme précis, en l’absence de vision commune aux membres qui forment la Troïka. Il s’est simplement contenté d’une déclaration de bonnes intentions en guise de feuille de route gouvernementale. Insuffisant, au regard de la situation de crise dans laquelle se trouve le pays. Ainsi, tout le temps passé, depuis le vote du 23 Octobre, à négocier la composition de l’équipe peut être considéré comme du temps perdu sur l’agenda des réformes urgentes et nécessaires pour redresser le pays. Le pays s'apprête à affronter une année 2012 difficile, sans budget arrêté...

Difficile dans ces conditions de ne pas comprendre la déception et le blues des tunisiens qui découvrent, ébahis devant cette tragi-comédie politique, une nouvelle équipe gouvernementale dont la formation est entachée de zones d'ombre. Soupçons de copinage sur certaines nominations, soupçons d’interventionnisme étranger pour d’autres, de nouveaux ministres qui mettent en avant leur appartenance partisane plutôt que leur appartenance gouvernementale, etc. les polémiques ne cessent de fragiliser le nouveau gouvernement avant même qu’il ne soit entré en action. Ce qui n’aide pas à rassurer les tunisiens, perdus dans la confusion actuelle. Une confusion aggravée par un climat social toujours tendu, et par des performances économiques dans le rouge. Une crise sociale profonde remue le pays entier, sur fond de régionalisme, de lutte des classes de fracture identitaire

Pendant ce temps, institutions, comportements et habitudes n’ont pas changé. Le nouveau gouvernement hérite d’une administration centralisée et inféodée au pouvoir, et d’un système verrouillé, aux mécanismes de clientélisme et de népotisme bien huilés, et dont les réseaux d’influence résistent toujours à l’onde de choc révolutionnaire. De quoi donner des tentations d’hégémonisme au nouveau pouvoir en place, faute de réforme institutionnelle et administrative de fond. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer le comportement de nos journalistes pour comprendre que les réflexes mauves sont durs à changer

Comment le gouvernement de Jebali va-t-il redresser la barre pour gagner la confiance des populations ? Ses premières actions seront déterminantes pour y arriver. L’opposition arrivera-t-elle, avec le temps, à s’imposer comme une alternative crédible ? Rien n’est encore sûr, tant elle peine à tirer les leçons de sa défaite électorale. Ainsi, les premiers pas de la Tunisie vers la démocratie sont pour le moins chaotiques. Il est évident que la tâche ne sera pas facile, et que le risque d'un retour en arrière n'est pas complètement écarté. La vigilance citoyenne reste donc de mise.