Ce qui frappe le plus dans l’évolution de la scène politique
tunisienne post 14 janvier est l’absence de réel changement dans les pratiques,
dans les propositions et dans le fonctionnement des différents acteurs en place.
Un an et demi après la chute de la dictature, n’entendez-vous pas dire autour
de vous, sur le ton de la déception, que « rien n’a véritablement changé »,
et qu’il « nous faudrait désormais une autre révolution, un autre séisme »
pour provoquer un changement politique et social qui soient à la hauteur des
espoirs nés après la chute du régime de Ben Ali ?
Et pour cause ! Si la révolution a profondément bouleversé
le contexte et l’environnement dans lequel évolue la scène politique
tunisienne, en favorisant l’engagement politique, en autorisant le pluralisme, et
en libérant l’opinion, la parole et l’action, l’offre politique reste désespérément
la même : pauvre en idées, en propositions, en création et en renouvellement.
Nous sommes toujours face à un grand déséquilibre des forces
en action, avec un parti aux commandes, dominant et organisé, et qu’on ne cesse
de dénoncer pour ses visées monopolistiques et pour sa volonté, plus ou moins
affirmée, de substituer le parti-Etat destourien par un parti-Etat islamiste.
Face à cette force hégémonique et de moins en moins encline à la concertation,
des partis d’opposition petits et marginaux subsistent tant bien que mal, avec
des stratégies qui oscillent de l’alliance (ou la soumission ?) avec
Ennahdha (CPR, Ettakatol) à l’opposition agitée, désorganisée et stérile à ce
mouvement et ses alliés (Al Jomhouri, Al Massar, PTT, etc.)
On nous dit que ce qui marque la transition tunisienne, et pourrait
représenter un modèle pour le reste du monde arabe en révolte, c’est l’originalité
d’une coalition au pouvoir qui a su rassembler islamistes conservateurs et
gauche séculariste et progressiste, au-delà des divergences idéologiques. Mais
la théorie du front démocratique hétéroclite, qui est à l’origine de la Troïka
d’aujourd’hui, est loin d’être une idée originale, et encore moins le fruit de
la révolution. Cette idée était déjà proposée aux premières années de la répression
Benalienne, quand Ghannouchi appelait de son exil à la collaboration entre
islamistes et opposition séculariste, qualifiant ce choix, s’il était
concrétisé, « d’expérience unique dans le monde arabe » et de « modèle
de coexistence démocratique » à même de venir à bout du régime autoritaire.
Depuis la fin des années 90, époque à laquelle ces déclarations ont été faites,
ni le Président d’Ennahdha n’a changé, ni son discours sur « l’exception
du modèle tunisien »… Ne serait-il pas plus honnête intellectuellement d’arrêter
d’affirmer que cette Troïka est le fruit de la révolution? Et ne
serait-il pas temps de tirer le bilan de cette coalition et d’ajuster l’équilibre
des forces en son sein pour mieux convaincre les tunisiens de son utilité et de son authenticité?
Quelques années après, au début des années 2000, le Chef d’Ennahdha,
toujours le même, appelait déjà à un régime parlementaire décentralisé, avec
une présidence symbolique aux pouvoirs limités : « Peut-il exister
en Tunisie une démocratie sans une large distribution du pouvoir, reposant sur
un pouvoir central à caractère symbolique ? » s’interrogeait alors
le Cheikh dans un article intitulé « comment expliquer la supériorité
de l’expérience marocaine ? ». A l’époque, ce positionnement
visait surtout à rassurer, à la fois, une opposition séculariste récalcitrante
à la participation des islamistes au jeu politique, et un parti-Etat RCD
farouchement opposé à cette option… Ne sommes-nous pas toujours aujourd’hui dans cette même configuration, avec des constituants islamistes fervents
défenseurs d’un régime parlementaire pur et le reste des forces politiques,
gauche et destouriens compris, pour un régime mixte à fort pouvoir présidentiel ?
Les difficultés de l’expérience que nous vivons actuellement - celle d’un régime
d’assemblée avec une présidence aux prérogatives limitées - auraient dû pousser
les différents partis à réviser leurs propositions et à tirer la leçon des
erreurs constatées. Vont-ils vraiment le faire ou persister aveuglement dans la
défense partisane de leurs positions respectives, au risque d’imposer à la Tunisie
un régime qui ne lui sied guère ?
Nous pouvons aussi
voir une autre forme de continuité avec le passé, dans l’impuissance politique persistante des
partis d’opposition actuels, toujours englués dans leurs conflits internes
entre défenseurs du compromis avec le mouvement destourien, représenté aujourd’hui
par BCE et son mouvement « Nida Tounes », et les tenants d’une plus
grande indépendance à leur égard. Conséquence de ce débat qui dure depuis l’ère
Ben Ali et qui n’est manifestement toujours pas tranché : ces partis n’arrivent
même pas à stabiliser leurs faibles bases militantes pour commencer à
construire une vraie alternative. Les conflits internes qui les traversent ne font
que renforcer leur précarité et brouiller leur image aux yeux des populations,
qui voient en ces ralliements circonstanciels avec les survivants des précédents
régimes autoritaires, au mieux de la maladresse, au pire du pur opportunisme.
Il est quand même étrange, et désolant, de voir les
différentes forces politiques incapables d'appréhender les causes profondes de la révolution, de s’adapter au
nouveau contexte de la Tunisie post 14 janvier, et de profiter de la
dynamique du changement profond qui touche notre pays pour changer et évoluer eux-mêmes.
Ils se sont jusque-là montrés incapables de renouveler leurs dirigeants,
reproduisant toujours les mêmes erreurs tactiques, proposant les mêmes
solutions inefficaces et perpétuant les mêmes discours. Alors que les partis au pouvoir
sont entrain de calquer les mêmes dysfonctionnements du parti-Etat, les partis
d’opposition, qui n’ont pas réussi leur mue, restent marqués par une forte personnalisation
du pouvoir dans leurs structures internes, et complètement déconnectés de la
réalité des populations, surtout en région.
Il est évident que les défis auxquels font face toutes les
forces vives du pays sont colossaux, et qu’il est illusoire d’espérer voir un
changement significatif en si peu de temps. Mais il est aussi légitime de
douter, aujourd’hui et avec le peu de changements positifs constatés, de la
capacité et de la volonté des forces politiques présentes à réformer le pays
et ses institutions vers le meilleur.