06 avril 2008

L'appel des journalistes de La Presse

Le Comité de Réflexion et de Sauvetage de La Presse, constitué par les journalistes Soufiane BEN FARHAT, H’Mida BEN ROMDHANE, Olfa BELHASSINE, Fadhila BERGAOUI, M’Hamed JAÏBI, Faouzia MEZZI et Raouf SEDDIK, vient d’élaborer un rapport pour dénoncer les conditions misérables dans lesquelles les journalistes exercent leur métier.
Ce rapport, qui ne nous apprend pas grande chose de nouveau sur la piètre situation du journalisme en Tunisie aujourd’hui, a le mérite de nous décrire avec détails l’effroyable arrière-décor de l’une des plus grandes machines de propagande du pays. Le fait qu’il y ait encore des journalistes conscients de tous ces dysfonctionnements relève presque du miracle, tant la situation est devenue irrémédiablement catastrophique.
Comment peut-on être un journaliste crédible, créatif et objectif quand on exerce dans un tel environnement ? Ce rapport, tel que je le vois, vient confirmer la disparition du métier de journaliste en Tunisie depuis bien longtemps. On s’en doutait, mais nous en sommes sûr et certains aujourd’hui.
A ces journalistes j’ai envie de dire : n’est ce pas aberrant de vouloir exercer le vrai métier de journaliste, tout en acceptant de travailler pour un quotidien gouvernemental ? Comment peut-on aujourd’hui vouloir informer dignement et honnêtement les tunisiens, tout en travaillant pour le compte du gouvernement ? L’indépendance du journaliste n’est-elle pas la condition préalable à un exercice juste de sa fonction ? N’avez-vous pas renoncé au journalisme en acceptant, en toute connaissance de causes, de travailler à La Presse ?
Les conditions de travail de ces journalistes sont inacceptables. Malheureusement, on retrouve ces mêmes conditions dans la majorité des milieux professionnels en Tunisie. Le métier de journaliste, comme celui de juge, d'écrivain, de député et d’homme politique se sont progressivement vidés de leur sens. Un constat dur et affligeant…
Quand bien même elle serait tardive, l’initiative de ces journalistes est louable. Le constat et la dénonciation sont des préalables à la reconstruction. La priorité réside aujourd’hui dans le regain de crédibilité aux yeux du peuple. Sans cela, leurs actions resteront vaines.

Le rapport est un peu long. Je recommande particulièrement la lecture du paragraphe consacré à la censure.

Introduction
Nous, journalistes soussignés, avons décidé de nous réunir en un Comité de Réflexion et de Sauvetage de La Presse. Notre motivation est strictement professionnelle, sans aucune considération d'ordre politique ou personnel. Nous sommes attachés à faire en sorte que le journal La Presse continue de servir avec sérieux et brio les intérêts supérieurs de notre pays. En sa qualité statutaire d'entreprise publique, il lui incombe d'assumer sa vocation de service public pour une information fiable, honnête et crédible, au seul service de la Tunisie et des Tunisiens. Nous réaffirmons notre plein engagement en faveur des choix stratégiques, modernistes et équilibrés de la Tunisie, notre unique ambition étant de contribuer à ce que le secteur de l'information soit à la hauteur des performances et acquis réalisés par la Tunisie dans d’autres domaines.
Il est de notre devoir de prendre cette initiative de sauvetage de notre journal parce que les conditions de travail des journalistes de La Presse sont devenues inacceptables. Ces conditions de travail, que nous décrivons ci-dessous, ont engendré une grave détérioration de la qualité du journal, qui a vu tant de lecteurs se détourner vers d’autres quotidiens parce que, comme beaucoup d’entre eux l’affirment, ils ne reconnaissent plus leur journal, devenu le véhicule d’une information insipide et stéréotypée, traitée d’une manière très peu professionnelle et qui ne sert ni le gouvernement, ni les lecteurs, ni l’image du pays. Sans parler de la langue de bois imposée au journal et qui est pour beaucoup dans le découragement des lecteurs.
Cette initiative est une sonnette d’alarme qui s’adresse en premier lieu au gouvernement, propriétaire du journal, afin qu’il prenne de toute urgence les mesures appropriées en vue d’inverser la tendance actuelle et de remettre le journal sur les rails : ceux d’un engagement plus sain et plus dynamique au service des grands défis que se lance notre pays.
Le comité est ouvert à toutes les bonnes volontés parmi nos collègues désireux de sauver le journal La Presse et de l’aider à regagner son audience ainsi que sa réputation perdues, et déterminés aussi à accompagner les profondes mutations de notre époque autrement que par des méthodes éculées et anti-professionnelles.

L’état des lieux que nous dressons ci-après donne la mesure de l’impératif d’agir en vue de créer un climat différent, à la faveur duquel le journaliste de La Presse pourrait enfin renouer avec son journal et avec le plaisir d’y apporter le fruit de son labeur et de son expérience.


La situation matérielle des journalistes de La Presse
La situation matérielle des journalistes de La Presse laisse à désirer, au propre comme au figuré. Elle se caractérise par une marginalisation manifeste de la Rédaction. Dernier exemple en date : une réunion du comité d'entreprise a été décidée et convoquée en janvier 2008 par la Direction générale. Différentes parties y ont pris part, sauf la rédaction!
Pourtant, l’équipe du journal La Presse constitue, statutairement et pratiquement, le cœur même de l'entreprise qui, comme son nom l'indique, est une Société Nouvelle d'Impression, de Presse et d'Edition (SNIPE).
Cette marginalisation n’épargne pas les plus anciens d’entre nous. Elle relève même d'une stratégie délibérée, soucieuse de neutraliser les journalistes, dans le cadre d'une manœuvre de contrôle et de surveillance.
Dans les différentes facettes du travail du journal La Presse (contenu, forme, gestion des ressources humaines, positionnement sur le marché, visibilité, recherche d’un supposé label d'excellence …), cela prend malheureusement la forme d’un nivellement par le bas.
La chose est d’ailleurs palpable à différents niveaux : le cadre de travail, les dynamiques de groupe, les salaires et échelles de motivation matérielle et morale, les gestions des plans de carrière.

Le cadre de travail : il reflète fidèlement la place qui est réservée aux journalistes au sein de l’entreprise. Les locaux qui abritent ces derniers sont étroits, vétustes, délabrés et menaçant ruine par endroits. Quelques dizaines de mètres carrés, où s'entassent plus de cinquante journalistes professionnels (sans parler des pigistes et des collaborateurs externes), forment un espace de travail synonyme de promiscuité.
Par endroits, il n'y a même pas de fenêtres. La lumière blafarde des néons baigne les lieux de jour comme de nuit, toute l'année durant. Il n'y a guère de murs (hormis ceux du bureau du rédacteur en chef principal), et donc point d'intimité pour les journalistes, hommes et femmes. L’écrasante majorité des journalistes évoluent dans des espaces incommodes.
Le parterre est à demi couvert de plaques grisâtres à la composition douteuse (leur pose remonte à plus de vingt ans).
Le bloc sanitaire est considérablement détérioré, sale, dégoulinant de fuites diverses, manquant de l'aération la plus élémentaire (absence totale de fenêtres ou de circuits de ventilation), et n’offrant pas les conditions minimales d’intimité et de respect de soi et d'autrui.
L'enceinte abritant la rédaction est surmontée d'un escalier menant à la terrasse-toit : véritable dépotoir de paperasse et déchets de différentes natures.
La majeure partie des journalistes ne dispose pas d'armoires de rangement de leurs documents et effets personnels. Encore moins de boîte à lettres ou de tables de travail individuelles. Leur courrier traîne le plus souvent pêle-mêle sur une table de fortune.
Les postes téléphoniques sont en très petit nombre et la plupart du temps défectueux. Il n'y a guère de ligne directe, et encore moins internationale, à la disposition des journalistes. Guère de fax, d'imprimante ou de photocopieuse. Les ordinateurs sont le plus souvent défectueux, sclérosés, les virus de divers ordres y sont légion. Les câbles traînent dangereusement dans les locaux, près des télex, le long des semblants de murs de séparation, au mépris des règles élémentaires de sécurité et d'hygiène. L'eau des climatiseurs déborde souvent dans les locaux. Les fenêtres sont difficilement maniables et les rideaux sont hideux… La liste est encore longue.
Alertée à maintes reprises, la direction générale a promis de parer à toute cette misère. Promesses non suivies d'exécution.

Les dynamiques de groupe : le travail journalistique (et a fortiori la production d'un journal quotidien) est par essence un travail collégial, d'équipe. Il nécessite une coordination et une concertation de tous les instants au sein même de la rédaction et dans les rapports de celle-ci avec les services techniques et administratifs. Or, à La Presse, les journalistes sont atomisés, dispersés, cloîtrés dans des tâches spécifiques. La transversalité du travail, moyennant réunions périodiques et informations réciproques en amont et en aval, n’est pas de mise. Nucléarisés à dessein, les différents services s'ignorent, souffrent d'une absence de coordination. Tout est hyper-centralisé au niveau de la Direction générale, qui évite toute réunion avec les journalistes, ensemble ou par services. Il arrive souvent, d’ailleurs, qu'il y ait des interférences entre les services au sujet de voyages, missions, interviews, articles, commentaires…) sans que les responsables ou les journalistes du service en question soient mis au courant.

Les salaires et échelles de motivation matérielle et morale : En général, les salaires des journalistes sont faibles, inégaux et dérisoires pour certains. Ils sont bien en deçà des profils des journalistes, de leurs expériences respectives et des efforts consentis par eux au service du journal. Certes, cela relève de la convention collective de la presse écrite. Toutefois, La Presse pâtit du manque d'un statut propre ou d'une convention interne qui aiderait à pallier à cette injustice qui frappe les journalistes de plein fouet. Ceux de nos collègues qui sont partis à la retraite en témoignent. Leurs pensions de retraite sont très faibles, les autorisant à peine à faire face aux besoins du quotidien. Certains d'entre eux en sont réduits à assumer des vacations –généralement sous-payées- après la retraite.
Quant aux piges, censées améliorer le niveau des salaires, elles sont très anodines, voire insignifiantes. Le barème de leurs montants s'est rétréci comme peau de chagrin au fil des ans.
Côté moral, les journalistes ne sont guère motivés. Il n’est pas rare qu’ils soient pris à partie et taxés d’opposants tapis dans l'ombre. Et s'il arrive aux journalistes de la Presse de bien faire leur travail (après s’être faufilés entre les obstacles), s'ils en sont félicités par les lecteurs ou quelque autre partie politique, administrative, ou diplomatique, les différents responsables qui se succèdent à la tête du journal ne les en avisent guère.
Les stages de formation, de recyclage et de perfectionnement ne profitent pas à tous les journalistes. Au cours des cinq dernières années, certains journalistes en ont profité à maintes reprises, notamment à l'étranger, tandis que d'autres en ont été littéralement privés. Idem pour les missions à l'étranger, octroyées selon des critères qui n’ont rien à voir avec les considérations professionnelles. Il est arrivé que des missions de certains services spécifiques soient "attribuées" d'une manière arbitraire à des journalistes complètement étrangers à la spécialité en question ou à l'objet de la mission proprement dite.

Les gestions des plans de carrière : Elles sont inexistantes pour la plupart des journalistes. Les jeunes journalistes sont abandonnés, sans le moindre encadrement, pressés qui plus est de produire une quantité considérable d'articles. Certains d'entre eux sont de simples pigistes, subissant une précarité propice à tous les chantages.
Alors que nous manquons d'effectifs, de jeunes journalistes prometteurs sont marginalisés dans leur statut professionnel précaire (pigistes ou contractuels, parfois bien au-delà des limites légales qui prescrivent leur titularisation). D’autres, qui sont plus anciens, et dont certains ont le grade de rédacteurs en chef, sont tenus à l’écart des très rares réunions du comité de rédaction. Et cela bien que les écrits de ces journalistes attestent clairement qu'ils sont en pleine phase de production, sur les plans aussi bien quantitatif que qualitatif.
Il faut également déplorer le sort peu enviable réservé aux collègues qui partent à la retraite. Certains d'entre eux ont été littéralement "débarqués" des locaux de la rédaction, sommés par des agents administratifs de prendre des congés avant de quitter définitivement le journal. L'un d'entre eux a été empêché de rejoindre les locaux du journal sur instruction ferme de la Direction générale, après 37 ans de service. Et cette mesure aurait été effectivement appliquée, n’eut été l'attitude énergique des collègues qui l'ont réintroduit dans les locaux tout en organisant une cérémonie d'hommage en son honneur et à celui d'autres collègues partis à la retraite.

Ressources humaines
Autant dire que le constat est celui de l'absence totale d'une quelconque vision cohérente de l'entreprise en matière de ressources humaines. Pourtant, le journal "La Presse" se prévalait, dans le temps, des meilleures plumes, et attirait, que ce soit à titre de collaborateurs ou de correspondants, de nombreux francophones de tous les domaines, de toutes les franges socio-économiques et de tous les horizons, dont des cadres tunisiens vivant à l'étranger, ainsi que des coopérants, hommes d'affaires, universitaires, experts et diplomates étrangers résidant chez nous.
A contrario de ce rayonnement porteur de crédibilité et d'ouverture sur son environnement, qu'il a connu durant de longues années, notre journal n'a cessé, ces dernières années, de voir son audience se restreindre et son niveau se déclasser. Quel journaliste de La Presse n’a-t-il pas été, à un moment ou un autre, apostrophé par un lecteur mécontent en ces termes : « Votre journal est vide, je ne l’achète plus ». Sans parler du site Internet du journal qui se limite à une photocopie statique du support papier.
Cette perte de confiance et d’audience est intervenue à la faveur d'un long processus qui a vu La Presse, concomitamment, cesser d'être l'espace de débat intellectuel qu'il a souvent été, délaisser son créneau de journal de proximité au profit d'un profil partisan, et adopter une politique de recrutement douteuse, pénalisant le professionnalisme et la maîtrise de la langue française.
Mais le journal ne s'est pas contenté d'une mauvaise politique de recrutement, il a, de surcroît, tout mis en oeuvre pour décourager ceux qui ont tenu à faire carrière en son sein, et n'a rien fait pour retenir ceux qui ont fini par songer à aller chercher ailleurs le statut et les avantages que leur profil et leur niveau de professionnalisme méritaient. Or, tout le monde s'accorde à dire, aujourd'hui, que les journalistes professionnels maîtrisant le français viennent à manquer, et qu'il n'y a plus, en Tunisie, de vrais francophones attirés par la carrière de journaliste.
Encore faut-il se poser les bonnes questions à ce sujet ! Les bonnes questions, c'est de savoir si l’on demeure convaincu de l'importance stratégique du journal "La Presse" en tant que source d'information crédible et objective, en tant que référence en matière de langue française en Tunisie, en tant qu'image concrète de modernité et d'ouverture, et en tant qu'école de débat intellectuel au service du processus de démocratisation de la vie nationale : toutes prérogatives dont, malheureusement, notre journal ne peut guère plus se targuer aujourd’hui. Car, qui est en mesure d'affirmer, aujourd'hui, que le journal "La Presse" représente véritablement un espace de réflexion, encore moins un outil au service du progrès et de la modernité, dans le sens de la représentation de la diversité des idées et des expressions sociales, ainsi que du pluralisme ou d'une quelconque option de libre participation à la vie de la cité et à l'édification de la société de demain ?

Le contenu et la forme
La fonction première d'un journal n'est-elle pas d'informer et, pour informer, un journal ne doit-il pas être attractif, refléter les préoccupations de ses lecteurs ? Or, ni au niveau du contenu, ni au niveau de la forme, le journal La Presse ne répond à ces exigences.
A commencer par la «Une». Les articles culturels, sociaux et économiques ainsi que les articles et commentaires « maison » de qualité n’ont pas de place sur la première page du journal. Tout au plus ont-ils droit parfois à un faux appel. La « Une », qui est la vitrine du journal, est quasi-exclusivement réservée aux dépêches des agences de presse (TAP, Reuter et AP).
Les raisons de l’exclusion des journalistes de La Presse de cet espace du journal demeurent un mystère qu’aucun directeur n’a voulu élucider.
Les genres, appelés dans le jargon journalistique « nobles », tels que les enquêtes, les reportages, les dossiers, les portraits, les commentaires pluridisciplinaires, sont en voie de disparition.
On ne parlera pas ici de l’éditorial, à travers lequel se maintient, pourrait-on penser, un espace réservé aux plumes du journal. Pour toutes sortes de raisons, son niveau de qualité est devenu une référence en matière de discours creux et inconsistant : écho fade et sans âme de tel ou tel aspect de l’actualité politique, dont on s’accommode fort bien à la tête du journal… Ainsi, la qualité du contenu se trouve fortement affectée et le produit journalistique est réduit à une masse d’informations insipides, qui rebutent le lecteur.
Les titres dont le journal gratifie ses lecteurs sont à l’avenant et échappent à toute norme professionnelle. Exemple parmi tant d’autres, le 19 mai 2007, la Presse titrait : « Cérémonie de signatures de deux accords de concession relatifs à la construction et l'exploitation de l'aéroport d'Enfida et l'exploitation de l'aéroport de Monastir ». Le lecteur ordinaire y perd son latin et ne se retrouve nullement.
La surcharge de l'information officielle est telle que le journal semble renoncer à sa spécificité pour s’apparenter à un organe du parti. On se demande quelle est en fait la ligne du journal. Des rubriques de proximité telle que « Pris sur le vif », « Humeur », « Courrier des lecteurs », « Faits divers », qui faisaient la renommée du journal ont disparu.
Alors que la presse électronique menace sérieusement les médias classiques, notre journal à nous continue d'ignorer la photo, qui fait figure de parent pauvre ou carrément de bouche-trou. La conséquence, c'est une photothèque vidée de toute sa substance : chaque service est obligé, soit d'organiser sa propre photothèque, soit de puiser anarchiquement dans les sites web en faisant fi de la propriété intellectuelle et artistique. Le journal continue de perpétuer la même charte graphique des années 1970.
La publicité a été mise de la partie pour réduire l'espace rédactionnel réservé aux journalistes. Même les suppléments, qui étaient créés dans le but de revaloriser cet espace et d'assurer une valeur ajoutée au journal, en ont pâti. Pire, ils se sont transformés en véritable alibi pour la publicité, et nos lecteurs avouent souvent qu’ils les perçoivent comme un accessoire inutile et jetable. Quant aux journalistes qui y participent, ils y perdent en lectorat et en motivation. La somme d'énergie dépensée dans la gestion de la documentation, dans la recherche, dans le travail d'investigation - ces suppléments étant conçus dans une approche d'analyse - voient ainsi les efforts des journalistes échouer dans le manque d’intérêt.


La censure
Il n’y a pas un seul moyen d’information au monde, qu’il s’agisse de presse écrite, radiodiffusée ou télévisuelle, où il n’y a pas de contrôle exercé sur le contenu. Aucun homme raisonnable ne revendique la liberté absolue d’expression et d’opinion, car tout n’est pas publiable et toutes les opinions ne peuvent pas revendiquer au même titre le droit de s’exprimer librement. Aucun homme raisonnable ne criera à la censure si l’article refusé par le responsable d’une publication ne respecte pas les règles de base de la déontologie journalistique et les principes de base de la morale.
La Presse de Tunisie est un journal gouvernemental. Aucun journaliste de La Presse ne conteste le droit du gouvernement d’utiliser son journal pour faire passer ses messages et pour défendre ses réformes. Du reste, les propriétaires des journaux réputés les plus grands et les plus libres dans le monde ont leurs propres intérêts, qu’ils servent et qu’ils défendent à travers leurs publications. Les journaux les plus libres et les plus libéraux du monde ne sauraient affirmer n’avoir jamais eu recours aux mécanismes de contrôle des articles que leur proposent leurs journalistes.
Pendant de longues années, les journalistes de La Presse se sont accommodés de ce contrôle. Les désaccords sur le contenu ou la forme d’un article se résolvaient le plus souvent amicalement entre le journaliste et, selon le cas, son chef de service ou son rédacteur en chef. La preuve en est que, pendant de longues années, La Presse n’a connu ni grogne, ni protestations collectives ni pétitions contre la censure. La première pétition à ce niveau, rendue publique par les journalistes de La Presse, remonte au mois de mars 2004, alors que notre journal existe depuis 1936.
Le problème se pose, donc, à partir du moment où la censure se transforme d’une incommodité gênante mais tolérable, en un fléau qui menace le journal d’anémie profonde. C’est parce que nous refusons cette anémie que nous avons décidé d’agir et d’alerter les autorités concernées.
La dégradation brutale de la qualité du journal n’est pas due aux journalistes, qui restent attachés à l’obligation de faire correctement et consciencieusement leur travail, mais à la pratique systématique d’une forme de censure et de transformation autoritaire des articles, et cela dans tous les domaines : Politique nationale et internationale, Société, Economie, Culture, Sports, Magazine. Même le « Supplément Jeunes » et les articles sur la météo ne sont pas épargnés. Les articles partiellement « corrigés » sont tellement changés que leurs auteurs ne les reconnaissent plus.
Point important : les articles partiellement censurés sont charcutés de la manière la plus arbitraire, sans le moindre égard pour la structure du texte et pour sa cohérence d’ensemble, et sans le moindre respect pour le journaliste qui, n’ayant été ni invité à donner son avis ni même informé des modifications qu’on a fait subir à son texte, découvre ce dernier le lendemain en feuilletant le journal, méconnaissable, fortement dégradé et, ultime insulte, signé en son nom.
Les exemples pullulent. Une collègue qui a titré son article, écrit à l’occasion de la journée internationale de la femme : « Quand seront-elles plus nombreuses à investir la ville ? », découvre le lendemain son article portant le titre suivant : « Elles seront plus nombreuses à investir la ville ». Un collègue qui a intitulé son commentaire sur la situation au Liban : « Une nouvelle crise à l’horizon », découvre le lendemain un titre qui n’a absolument rien à voir avec son texte : « Aider le Liban à surmonter ses crises ». Parfois, la plume du censeur s’emmêle les pinceaux. Ainsi, un collègue du service Sport qui écrit : « Pour le public, peu importe qui se trouve à la tête de l’équipe nationale, l’important c’est les résultats », découvre le lendemain, avec consternation, la version « corrigée » de sa phrase : « Le public qui est à la tête de l’équipe nationale, veut des résultats. »
Nous avons choisi ces quelques exemples pour leur brièveté, car si l’on devait reproduire toutes les modifications, altérations et dégradations infligées quotidiennement au travail des journalistes de La Presse durant seulement une année, il faudrait assurément beaucoup plus que le présent rapport.
La censure pure et simple des articles est monnaie courante. Rarement un jour ne passe sans que la direction générale n’enlève un article. Il va sans dire que les articles relatifs à la politique nationale et internationale, et ceux qui sont produits par les services Société, Economie, Sports et Culture, font l’objet d’une surveillance particulièrement sourcilleuse, et ceux qui sont purement et simplement censurés se comptent par douzaines. Mais ce qui est surprenant est que même les articles relatifs à la météo ou contenant des données officielles transmises aux journalistes par les services ministériels n’échappent pas aux ciseaux de la direction générale. C’est ainsi qu’un article intitulé « Au secours, il pleut » a été censuré. Et le même sort a été réservé à un autre, intitulé : « L’emploi, notre défi majeur ».
La qualité de notre journal se dégrade de jour en jour. Nous n'émettons ici aucun jugement subjectif, mais c'est l'avis de tous ceux, lecteurs et observateurs, à qui on demande leur avis sur La Presse.
Même dans les cercles officiels, l'évaluation du contenu et du niveau de notre journal est pour le moins réservée. En janvier dernier, le ministre de la Communication et des Relations avec le parlement, M. Rafaa Dkhil, était invité à une réception organisée par La Presse dans un hôtel de la capitale. Dans l'allocution qu'il a prononcée, le ministre n'a pas caché son désappointement face à la dégradation de la qualité et du niveau de La Presse. Il a donné l'exemple de la couverture par La Presse des débats budgétaires de décembre dernier à l'Assemblée. Cette couverture, a affirmé M.Rafaa Dkhil, était d'une qualité médiocre, loin derrière celle de tous les autres journaux de la place. Inutile de dire que La Presse du lendemain n'a reproduit aucune des critiques émises par le ministre à l'égard de notre journal. Pire encore, aucun journaliste de La Presse n'a été autorisé à écrire un article sur la réception en l'honneur de nos anciens collègues retraités. La direction s’est contentée, une fois de plus, d’une dépêche de la TAP.
L’exemple donné par M.Rafaa Dkhil dans son évaluation de notre journal est parfaitement juste. La couverture des débats budgétaires par La Presse n’était pas à la hauteur. La faute ne revient pas aux journalistes, mais à la direction générale qui dissuade ou supprime tout propos critique et interdit la référence au moindre député qui ose mettre le doigt sur les problèmes. Les journalistes font leur travail en répercutant la teneur des débats qui ont lieu dans l’enceinte du parlement. Mais les articles sont amputés d’un trait de plume de tout ce qui s’apparente de près ou de loin à une critique, à une remarque pertinente sur les insuffisances de l’administration ou à une mise en garde contre tel ou tel aspect négatif dans la gestion politique, sociale et économique du pays. Même les noms des députés sont de trop. Ne trouvent grâce que les propos laudateurs et les discours qui laissent entendre, de façon irresponsable, qu’en Tunisie tout va bien et qu’il n’y a chez nous aucun problème de quelque nature que ce soit.
Ce qui s’applique à la couverture des débats budgétaires par les journalistes de La Presse, s’applique à tous les autres domaines qu’ils entreprennent de couvrir. Pour la direction générale, les journalistes n’ont pas pour mission de critiquer, d’enquêter sur les problèmes économiques et sociaux ou de pointer le doigt sur les blocages existants, mais de répéter tous les jours que tout est pour le mieux. Même les événements dont personne ne peut être tenu pour responsable sont interdits de publication à La Presse. Quand il pleut beaucoup, nous ne pouvons pas enquêter sur les dégâts causés par les inondations. Et quand il ne pleut pas assez, on ne peut pas enquêter non plus sur les conséquences de la sècheresse.
La censure systématique dont sont victimes tous les journalistes de La Presse sans exception, et qui est source de démobilisation, est en train de tirer le journal vers des profondeurs vertigineuses et de mettre en danger l’image même du journal, sa position commerciale sur la place et, à terme, sa survie. Car enfin, le lecteur va-t-il être éternellement fidèle à un journal dont la médiocrité s’accentue de jour en jour ? Va-t-il continuer longtemps encore à acheter un journal où il ne trouve pas la moindre critique pertinente et dont le contenu se résume en trois mots : « Tout va bien » ?
La question à laquelle nous souhaiterions qu’une réponse soit apportée est la suivante : quels intérêts est-on en train de servir en gérant la rédaction de La Presse à coups de ciseaux ? On ne sert pas les intérêts du gouvernement, puisque le niveau lamentable atteint par le journal ne fait sûrement pas honneur à son propriétaire. On ne sert pas les intérêts des journalistes qui y travaillent, puisqu’ils sont brimés, frustrés et empêchés de faire correctement, consciencieusement et honorablement leur travail. Elle ne sert pas les intérêts des lecteurs, puisqu’elle leur présente un produit journalistique d’une médiocrité rebutante. Elle ne sert pas les intérêts du pays, puisqu’elle nie ses problèmes et interdit absolument d’en parler. Alors quels intérêts sert-on ?
En gérant de la sorte notre journal, la direction générale se trouve aux antipodes des recommandations des discours officiels, y compris et surtout ceux du Président de la République, qui a insisté de nombreuses fois sur la nécessité de développer le secteur de l’information en le tirant vers le haut. Depuis quelques temps, La Presse a pris la pente déclinante, parce qu’elle est tirée délibérément vers le bas.


Le statut du journaliste
La question du statut du journaliste de la Presse ne diffère pas énormément de celle qui concerne le journaliste tunisien en général. On partage avec ce dernier un déficit d’image dans l’opinion publique, surtout depuis que le citoyen consommateur d’information a la possibilité de faire des comparaisons quotidiennes entre l’audace des uns et des autres.
Mais le malaise n’est pas moindre pour le journaliste de la Presse : il est au contraire plus important. Et ce n’est pas qu’une question de regard porté sur nous par le citoyen. Il est significatif que la plupart des journalistes de la Presse qui arrivent en fin de carrière n’ont pas une idée glorieuse du travail qu’ils ont exercé pendant de longues années. Beaucoup sombrent dans une vision négative, marquée par le dépit.
Le métier que nous exerçons, qui peut être merveilleux, a quelque chose qui peut devenir très ingrat, et qui a un effet corrosif sur l’image que l’on se fait de soi. D’où sans doute des tendances à prendre des libertés avec la déontologie et, dans le même temps, à développer une attitude de défiance à l’égard de tout ce qui est instance dirigeante.
A la base, il y a un déni de reconnaissance de la qualité propre du journaliste. Ce déni, on peut penser qu’il fait l’objet d’une politique délibérée. De toute façon, la direction de notre journal se prête à pareille interprétation. Elle le montre de différentes façons :
- Lorsque des interventions sont faites sur les articles qui en dénaturent l’esprit, et qui sont souvent réalisées au mépris des critères journalistiques de l’écriture, voire même des règles du bon français ;
- Lorsque les moyens qui permettent la promotion professionnelle au sein du journal relèvent davantage de considérations étrangères au métier. Et lorsque le renoncement à certaines exigences déontologiques peut même devenir un atout ;
- Lorsque la concurrence que se livrent les journalistes entre eux en matière de qualité d’écriture, d’analyse ou d’investigation, et qui est garante d’une bonne santé collective de l’équipe, se trouve faussée par la présence d’une littérature dont on est amené à douter de l’origine exacte. Et que l’authenticité des articles devient un sujet de spéculation entre les collègues ;
- Lorsque l’originalité du travail journalistique, avec sa valeur critique et pertinente, loin de faire référence, est beaucoup plus utilisée dans une logique d’habillage éditorial ou de faire-valoir, qui sert à cacher une réalité, qui est que le journal est surtout un espace constamment mis à la disposition d’auteurs étrangers à l’équipe, et qui y produisent un discours identiquement partisan, d’un style généralement ennuyeux et dommageable, aussi bien pour l’image du journal que pour la politique qu’il prétend servir ;
- Lorsque les règles de base de l’écriture, qui sont liées à ses exigences éthiques, ne sont pas respectées. On a parlé des signatures douteuses : il y a aussi des interviews sans signature du tout, et l’on a de fortes présomptions en ce qui concerne des fausses interviews, dûment signées, elles !
La liste n’est pas exhaustive. Et on est face à une situation où de nouvelles pratiques peuvent surgir d’un moment à un autre, qui accentuent le phénomène du déni de reconnaissance. Les conditions matérielles de notre métier qui pourraient, dans un autre contexte, être considérées comme le fait d’une certaine austérité, d’un manque de moyens, sont perçues, là encore, comme le reflet de ce déni.
Il convient de souligner ici que toute action revendicative devrait prendre en compte cet aspect essentiel du problème, qui doit faire l’objet d’une réflexion quant à son ampleur véritable et quant aux moyens de le dépasser.
Cela pourrait amener à évoquer l’idée d’un « partenariat » possible. Quel que soit le mot à retenir, il s’agit surtout d’imaginer une relation nouvelle, qui prenne en compte les contraintes propres d’un journal comme le nôtre, sans sacrifier l’âme du journal et sans bafouer les exigences de qualité qui sont à la fois celles du passé de ce journal et celles que les journalistes peuvent légitimement nourrir pour l’avenir… A un moment où la bataille de la communication se livre en termes de crédibilité, de confiance tissée au fil des jours entre un journal et ses lecteurs, et de complicité positive entre telle signature et tel profil de lecteur.
Il convient enfin de souligner que le texte que nous présentons n’intervient pas seulement suite au constat des différentes atteintes que nous subissons dans l’exercice de notre métier et du fait de la perpétuation de pratiques anachroniques. Il intervient aussi après que les membres de la rédaction ont clairement pris acte du fait que la rencontre qu’ils ont eue avec la direction et au cours de laquelle ils ont eu l’occasion de faire état des problèmes qu’ils vivaient n’a donné lieu à aucun suivi digne de ce nom.
Il est utile de rappeler ici que l’organisation de cette réunion avait suscité l’espoir, non seulement de voir les problèmes clairement identifiés et traités, mais qu’un dialogue s’instaure dans la durée. Or qui peut aujourd’hui penser à ces espoirs sans y reconnaître, malheureusement, une illusion stérile et un rêve sans lendemain. Les protestations exprimées à cette occasion contre les interventions malencontreuses sur les articles ne semblent, par exemple, avoir eu d’autre effet que de conforter la direction dans l’idée que son rôle est bel et bien de disposer des articles comme bon lui semble. Et que la seule « objection » qui puisse l’arrêter de ce point de vue est la pensée du risque d’une réaction vigoureuse de la part du journaliste excédé de voir son travail continuellement altéré. D’où la tendance à concentrer les interventions sur les auteurs les plus « fragiles ». Ce qui, on doit le souligner, marque assez la place qu’occupe le principe du dialogue dans le contexte actuel : une place tout simplement nulle.
Ce rapport est rédigé en premier lieu afin de servir de prise de conscience et de sursaut salutaire pour tous les journalistes de la Presse qui ont trop longtemps accepté l’état actuel des choses avec fatalité et résignation. Mais il s’adresse aussi, et avec insistance, aux autorités publiques, qui se trouvent être en même temps les propriétaires de La Presse. L’appréciation de la qualité du journal par l’autorité de tutelle, en l’occurrence le ministère de la Communication et des Relations avec le parlement, étant manifestement réservée, et c’est un euphémisme, nous appelons de notre vœu une clarification de nature à rendre aux journalistes la possibilité de faire leur travail sans que celui-ci soit systématiquement altéré par des interventions injustifiées qui le dégradent.
Notre propos ne se limite guère à la simple critique de l’état des lieux. Nous exprimons en revanche notre disposition à concevoir un projet cohérent à même de renouer avec la bonne tradition du profil pionnier et référentiel du journal La Presse. Nous sommes convaincus qu’avec un sérieux lifting, La Presse pourrait vivre encore une éternelle jeunesse et être pour toujours un journal où bat le cœur de la Tunisie.
Tunis le 26 mars 2008

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