22 juillet 2012

Tunisie : mais où est le changement?



Ce qui frappe le plus dans l’évolution de la scène politique tunisienne post 14 janvier est l’absence de réel changement dans les pratiques, dans les propositions et dans le fonctionnement des différents acteurs en place. Un an et demi après la chute de la dictature, n’entendez-vous pas dire autour de vous, sur le ton de la déception, que « rien n’a véritablement changé », et qu’il « nous faudrait désormais une autre révolution, un autre séisme » pour provoquer un changement politique et social qui soient à la hauteur des espoirs nés après la chute du régime de Ben Ali ?

Et pour cause ! Si la révolution a profondément bouleversé le contexte et l’environnement dans lequel évolue la scène politique tunisienne, en favorisant l’engagement politique, en autorisant le pluralisme, et en libérant l’opinion, la parole et l’action, l’offre politique reste désespérément la même : pauvre en idées, en propositions, en création et en renouvellement.

Nous sommes toujours face à un grand déséquilibre des forces en action, avec un parti aux commandes, dominant et organisé, et qu’on ne cesse de dénoncer pour ses visées monopolistiques et pour sa volonté, plus ou moins affirmée, de substituer le parti-Etat destourien par un parti-Etat islamiste. Face à cette force hégémonique et de moins en moins encline à la concertation, des partis d’opposition petits et marginaux subsistent tant bien que mal, avec des stratégies qui oscillent de l’alliance (ou la soumission ?) avec Ennahdha (CPR, Ettakatol) à l’opposition agitée, désorganisée et stérile à ce mouvement et ses alliés (Al Jomhouri, Al Massar, PTT, etc.) 

On nous dit que ce qui marque la transition tunisienne, et pourrait représenter un modèle pour le reste du monde arabe en révolte, c’est l’originalité d’une coalition au pouvoir qui a su rassembler islamistes conservateurs et gauche séculariste et progressiste, au-delà des divergences idéologiques. Mais la théorie du front démocratique hétéroclite, qui est à l’origine de la Troïka d’aujourd’hui, est loin d’être une idée originale, et encore moins le fruit de la révolution. Cette idée était déjà proposée aux premières années de la répression Benalienne, quand Ghannouchi appelait de son exil à la collaboration entre islamistes et opposition séculariste, qualifiant ce choix, s’il était concrétisé, « d’expérience unique dans le monde arabe » et de « modèle de coexistence démocratique » à même de venir à bout du régime autoritaire. Depuis la fin des années 90, époque à laquelle ces déclarations ont été faites, ni le Président d’Ennahdha n’a changé, ni son discours sur « l’exception du modèle tunisien »… Ne serait-il pas plus honnête intellectuellement d’arrêter d’affirmer que cette Troïka est le fruit de la révolution? Et ne serait-il pas temps de tirer le bilan de cette coalition et d’ajuster l’équilibre des forces en son sein pour mieux convaincre les tunisiens de son utilité et de son authenticité? 

Quelques années après, au début des années 2000, le Chef d’Ennahdha, toujours le même, appelait déjà à un régime parlementaire décentralisé, avec une présidence symbolique aux pouvoirs limités : « Peut-il exister en Tunisie une démocratie sans une large distribution du pouvoir, reposant sur un pouvoir central à caractère symbolique ? » s’interrogeait alors le Cheikh dans un article intitulé « comment expliquer la supériorité de l’expérience marocaine ? ». A l’époque, ce positionnement visait surtout à rassurer, à la fois, une opposition séculariste récalcitrante à la participation des islamistes au jeu politique, et un parti-Etat RCD farouchement opposé à cette option… Ne sommes-nous pas toujours aujourd’hui dans cette même configuration, avec des constituants islamistes fervents défenseurs d’un régime parlementaire pur et le reste des forces politiques, gauche et destouriens compris, pour un régime mixte à fort pouvoir présidentiel ? Les difficultés de l’expérience que nous vivons actuellement - celle d’un régime d’assemblée avec une présidence aux prérogatives limitées - auraient dû pousser les différents partis à réviser leurs propositions et à tirer la leçon des erreurs constatées. Vont-ils vraiment le faire ou persister aveuglement dans la défense partisane de leurs positions respectives, au risque d’imposer à la Tunisie un régime qui ne lui sied guère ? 

Nous pouvons aussi voir une autre forme de continuité avec le passé, dans l’impuissance politique persistante des partis d’opposition actuels, toujours englués dans leurs conflits internes entre défenseurs du compromis avec le mouvement destourien, représenté aujourd’hui par BCE et son mouvement « Nida Tounes », et les tenants d’une plus grande indépendance à leur égard. Conséquence de ce débat qui dure depuis l’ère Ben Ali et qui n’est manifestement toujours pas tranché : ces partis n’arrivent même pas à stabiliser leurs faibles bases militantes pour commencer à construire une vraie alternative. Les conflits internes qui les traversent ne font que renforcer leur précarité et brouiller leur image aux yeux des populations, qui voient en ces ralliements circonstanciels avec les survivants des précédents régimes autoritaires, au mieux de la maladresse, au pire du pur opportunisme.

Il est quand même étrange, et désolant, de voir les différentes forces politiques incapables d'appréhender les causes profondes de la révolution, de s’adapter au nouveau contexte de la Tunisie post 14 janvier, et de profiter de la dynamique du changement profond qui touche notre pays pour changer et évoluer eux-mêmes. Ils se sont jusque-là montrés incapables de renouveler leurs dirigeants, reproduisant toujours les mêmes erreurs tactiques, proposant les mêmes solutions inefficaces et perpétuant les mêmes discours. Alors que les partis au pouvoir sont entrain de calquer les mêmes dysfonctionnements du parti-Etat, les partis d’opposition, qui n’ont pas réussi leur mue, restent marqués par une forte personnalisation du pouvoir dans leurs structures internes, et complètement déconnectés de la réalité des populations, surtout en région. 

Il est évident que les défis auxquels font face toutes les forces vives du pays sont colossaux, et qu’il est illusoire d’espérer voir un changement significatif en si peu de temps. Mais il est aussi légitime de douter, aujourd’hui et avec le peu de changements positifs constatés, de la capacité et de la volonté des forces politiques présentes à réformer le pays et ses institutions vers le meilleur.